“Grande démission”, “Burnout” et maintenant, “Démission silencieuse”... Combien de termes pour désigner le mal-être qui touche peu à peu l’entreprise ? Le plus souvent, on associe ces phénomènes à une “quête de sens” généralisée. Alors qu’un salarié sur deux souffre d’une perte de sens au travail selon notre dernier baromètre, nous avons convié 4 experts lors d’une table ronde pour mieux comprendre les origines de ce questionnement profond. L’occasion d’ouvrir une grande discussion sur les attentes des salariés, et réfléchir par effet de résonance à la juste posture managériale.
Il y a presque 10 ans, le spécialiste du travail Pierre-Eric Sutter publiait un ouvrage précurseur : “Réinventer le sens de son travail” (Odile Jacob, septembre 2013). Pourtant, dans l’imaginaire collectif, la question a plutôt émergé ces cinq dernières années avec l’archétype de la reconversion du jeune cadre en boulangerie — ou, encore plus récemment, avec la crise sanitaire. “La problématique de la quête de sens n’est pas nouvelle, mais on observe une accélération post-Covid”, rapporte Magalie Gérard, Directrice adjointe du département politique et opinion chez Harris Interactive.
En effet, le dernier baromètre bi-annuel dédié au bien-être mental en entreprise, mené auprès de 4 000 Français par Alan et Harris Interactive, a révélé que 66 % des salariés du privé interrogent plus le sens de leur travail depuis la crise sanitaire.
Pour mieux comprendre ce chiffre, il est avant tout essentiel d’analyser l’évolution des Français dans leur rapport au travail. Magalie Gérard nous rappelle ainsi qu’en 1990, 80 % des Français déclaraient que leur travail avait une place importante dans leur vie, dont 60 % une place très importante. Aujourd’hui, la première statistique n’a pas changé : 80 % des Français estiment que le travail a toujours une place importante; mais ils ne sont plus que 20 % à dire qu’il structure fortement leur vie. La raison est simple : “les salariés questionnent beaucoup plus leur équilibre de vie pro et perso”, poursuit Magalie Gérard. Ainsi, deux salariés sur trois sont prêts à gagner un peu moins d’argent pour exercer un métier qu’ils aiment.
Que démontre le baromètre Alan x Harris Interactive ? Que dans la vision des salariés, la recherche de l’équilibre entre la vie professionnelle et personnelle est l’élément qui compte le plus pour les salariés du privé... bien devant les questions de rémunération, de perspective de carrière et de condition d’exercice du métier.
Mais gare aux généralisations trop hâtives : les résultats diffèrent selon la catégorie socio-économique des sondés. Chez les employés et les ouvriers, ce n’est pas la recherche d’équilibre qui est plébiscitée comme étant le premier facteur qui les aiderait dans leur quête de sens, mais bien la rémunération.
La quête de sens est donc à géométrie variable. Un avis partagé par Etienne Cadre, Executive VP Human Resources chez Mantu : “La quête de sens n’est pas une valeur. C’est une notion autoportée. Elle se construit en dynamique de situation, en interaction avec l’entourage, et le manager. Or, à mesure que le travail se dématérialise, la question du sens est de plus en plus complexe puisqu’elle n’est plus associée à un rite, une gestuelle, ou un moment”. Sans compter que le rapport au sens — et plus globalement au travail — connaît de fortes disparités culturelles. En effet, que l’on travaille à Pékin, Buenos Aires ou Bordeaux, le rapport au travail sera potentiellement différent. C’est pourquoi la réponse de chaque entreprise devra être de prendre en considération ces disparités, puisque les attentes des travailleurs seront différentes.
Claire Guelton, Leader Vision et transformation culturelle - Leroy Merlin, et Laëtitia Vitaud, Philosophe et conférencière sur le futur du travail, à l'événement — Ⓒ Zoé Kramer Photographe
En somme, la quête de sens est un cheminement individuel : chaque collaborateur possède ses propres leviers. La conférencière Laetitia Vitaud, autrice “Du labeur à l’ouvrage” (Calmann Levy, septembre 2019), parle plutôt d’un “désalignement” vis-à-vis du contrat social hérité du fordisme du XXème siècle — un modèle qui instaurait une série de contreparties en échange du don de sa force de travail et de la reconnaissance de l’autorité de son supérieur (comme l’emploi à vie, le logement à proximité, l’évolution salariale…).
“Le problème, c’est que les contreparties qui existaient autrefois ne sont plus d’actualité. Sans oublier que ce modèle n’incluait absolument pas le travail des femmes, ou plutôt, qu’il ne fonctionnait que si la gent féminine restait à la maison. C’est ce changement qui est à l’origine de nombreux désordres actuels”, souligne Laetitia Vitaud qui rappelle que les femmes ne représentent qu’un tiers du travail payant, quand elles opèrent les deux tiers du travail gratuit (parentalité, aidance, travail domestique…). Elle estime ainsi que ce grand désalignement est en cours depuis plus de 40 ans et touche toutes les catégories socio-professionnelles. Un aspect que l’on peut retrouver dans le Baromètre Alan x Harris Interactive, qui met en lumière de profonds questionnements dans tous les secteurs d’activité, et tous les niveaux de poste.
Maintenant que le constat est posé, que peut faire l’entreprise ? Doit-elle considérer que cette quête entre dans son périmètre de responsabilités ? D’après notre baromètre, la réponse est “oui” : près de 9 salariés sur 10 estiment ainsi que leur employeur doit les y aider. Plus encore, une même proportion considère que le sens au travail accroît l’engagement et favorise le sentiment de loyauté envers l’employeur.
Si les employeurs ont intérêt à prendre à bras le corps cette question, il ne s’agit pas non plus de brandir la menace d’une “Grande Démission”, ou de surinterpréter les chiffres. En réalité, 44 % des salariés envisagent actuellement de démissionner, mais seulement 18 % pensent le faire dans les prochains mois. La guerre en Ukraine, la crainte d’une récession économique, sans compter le contexte climatique, ne sont en effet pas de nature à favoriser la prise de risque : ainsi, un Français sur deux confie dans l'étude avoir peur de l’avenir.
C’est pourquoi nous préférons parler de “Grande Discussion”. Une conversation déjà à l'œuvre dans certaines sociétés, comme le relatent les participants à notre table ronde. Marion Menet, Directrice Générale Adjointe chez Agapes Restauration, en témoigne : “Notre premier rôle dans cette quête de sens est de trouver notre singularité et utilité au monde en tant qu’entreprise. Mais cela ne se fait pas via le top management. Il faut au contraire construire les feuilles de route et la vision avec l’intégralité des collaborateurs”, affirme-t-elle.
Pour notre interlocutrice, cette quête de sens se matérialise de manière très claire : susciter la fierté du travail accompli chez tous les salariés. “Être fier de ce que l’on fait, c’est l’essence même de la responsabilisation. Cela crée une forme de confiance en soi qui permet ensuite de prendre des risques et d’oser tenter des choses que l’on ne maîtrise pas à 100 %”, poursuit Marion Menet.
Une confiance qui se construit notamment aux côtés du manager de proximité qu’elle considère comme un “infuseur de progrès”, un manager qui se réjouit des progrès de celui qu’il accompagne, contribuant ainsi à développer un sentiment de fierté pour lui-même, et pour les autres. Un besoin de soutien vital, puisque 49 % de nos sondés estiment ne bénéficier d’aucune reconnaissance dans leur travail.
Une vision partagée par Claire Guelton, Leader Vision et transformation culturelle chez Leroy Merlin. Dans son entreprise, la co-construction est également de mise pour générer du sens : “Ce qui nous rassemble, c’est que nous sommes tous responsables des progrès des autres. Chaque année, nous accompagnons les collaborateurs pour qu’ils construisent un plan de développement individuel en les aidant à se poser les bonnes questions”.
Claire Guelton souligne également l’importance de la part émotionnelle qui préside à toute relation humaine, condition préalable pour ouvrir sereinement cette “Grande discussion”. “Nous ne commençons jamais une réunion sans faire un tour de table pour savoir comment chacun se sent”, illustre-t-elle. En matière de communication et soft skills, notre baromètre révèle justement que 62 % des salariés éprouvent le besoin d’échanger avec leur manager, mais qu’ils ne seront que 33 % à oser le faire dans les prochains mois !
Bien qu’ils soient au cœur de la transformation des entreprises, et donc des acteurs prépondérants dans cette “quête de sens”, il faut veiller à ne pas demander aux managers d’être sur tous les fronts. Les enquêtes ont démontré leur grande fragilisation pendant la crise sanitaire, et il semblerait que nous soyons arrivés à un point de bascule dans lequel leur rôle doit être repensé. À l’heure actuelle, les managers sont à la fois les référents techniques tout autant que les interlocuteurs RH, les garants du respect des objectifs et l’oreille qui doit écouter les collaborateurs, les protecteurs d’un modèle tout autant que les instigateurs de l’innovation. Autant d’injonctions paradoxales qui conduisent à leur épuisement, et qui les mènent également à cette même quête de sens à leur échelon.
“À force de vouloir faire le portrait du manager idéal, on en fait un candidat privilégié au burnout”, prévient Etienne Cadre. Au manager omniscient, il préfère le modèle du réseau managérial dans lequel trois fonctions seraient dissociées : le savoir (l'expertise), l’expérientiel (aider le salarié à vivre une expérience épanouissante), et la coordination (créer une dynamique interne en remontant et descendant l’information). “Je suis persuadé que c’est avant tout le contexte qui permet de créer les conditions propices à l’épanouissement de chacun”, soutient Etienne Cadre.
Le sujet de la quête de sens est éminemment complexe. Il n’existe aucune recette toute faite pour parvenir à faire émerger ce sens chez les collaborateurs. Pour autant, il s’agit d’un questionnement profond qui touche toutes les couches de travailleurs et tous les niveaux hiérarchiques. Les entreprises ne peuvent donc pas s’en dispenser.
D’ailleurs, le baromètre Alan X Harris Interactive démontre que les salariés plébiscitent les solutions concrètes, faisant la démonstration que la quête de sens n’est pas intangible. Parmi les actions prioritaires à mettre en place selon nos sondés dans leur entreprise actuelle, c’est la revalorisation salariale qui monte en haut du podium, quel que soit leur niveau de revenu. Celle-ci est étroitement corrélée à une meilleure reconnaissance de la valeur que chaque employé apporte à l’entreprise, et qui arrive en troisième position dans le baromètre.
1. Proposer une augmentation, une revalorisation salariale 38 % 2. Garantir un bon équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle 29 % 3. Mieux reconnaître la valeur du travail (via les managers, via l'organisation) 26 % 4. Faciliter la progression et la formation en interne, proposer des formations intéressantes, notamment pour atteindre plus rapidement des postes à responsabilité 22 % 5. Donner des perspectives d'évolution claires, via des programmes RH, des objectifs clairs, un planning d'évolution salariale, etc. 21 %
Enfin, soulignons une fois encore le rôle central des managers qui ont plus que jamais besoin d’accompagnement dans cette “Grande discussion”. En guise de réflexion, Laetitia Vitaud conclut : *“Les managers aussi ont envie de cette grande discussion. Je pense qu’il faut cesser cette dichotomie entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent, ce qui se traduit par moins de couches de management”*. L’experte convoque ainsi les valeurs de l’artisanat qui nous invitent à repenser la division des tâches et la distribution du pouvoir au sein de l’entreprise. Autonomie, responsabilité et créativité comme autant de vecteurs de sens pour tous les salariés.