Si jamais vous aviez un doute, non, créer de la richesse n’est plus le seul critère de réussite pour les entreprises. Avec 49 % des salariés en proie à une difficulté psychologique*, elles n’ont plus le choix : elles doivent reconnaître leur part de responsabilité et prendre en main le bien-être de leurs salariés. Le 16 Juin dernier, nous recevions une DRH, une économiste et un spécialiste en stratégie sociale réunis le temps d’un petit déjeuner, pour un échange sur la situation autour de Lydia Martin, notre psychologue du travail.
L’année 2022 a mal commencé pour les salariés. Alors que la fin de la crise sanitaire pouvait laisser présager un regain d’optimisme, il n’en est rien d’après les statistiques. Pression, surcharge de travail, sous-effectif : 75 % des salariés disent souffrir d’une grande fatigue, et 66 % font état d’une difficulté à maintenir un équilibre entre vie privée et vie professionnelle*. Dans certains secteurs en tension comme l’hôtellerie ou la restauration, le phénomène est encore plus palpable, puisque les trois quarts des salariés disent vouloir « tout plaquer » *.
Un ras-le-bol général provoqué par les conditions de travail ? Pas tout à fait. Pour Claudia Senik, économiste et directrice de l’Observatoire du bien-être (Cepremap), ce sont les fondements mêmes du travail qui sont remis en cause. « Dans un monde dans lequel l'horizon temporel est extrêmement incertain (réchauffement climatique, pandémie, conflit en Ukraine), la question du sens et du bien-être au travail devient encore plus importante. Sans avenir, c'est aujourd'hui, immédiatement que le travail doit avoir du sens. Sans cela, le travail ne devient que sacrifice, d'où l'insatisfaction croissante aujourd'hui que l'on constate enquête après enquête ».
Et ce ne sont pas les salariés américains qui diront le contraire : en 2021, 40 millions d’entre eux ont déserté leur emploi pour refonder leur vie sur de nouvelles bases. Mais si cette « grande démission » ne s’est pas encore exportée en France, les entreprises ne sont pas à l’abri d’une vague de départs. Selon Nathalie Liebert, DRH France du groupe Edenred, le phénomène devrait connaître son adaptation française, mais dans une moindre mesure : « Pour des raisons culturelles et réglementaires, nous ne serons sans doute pas confrontés à un phénomène d’une telle ampleur. Néanmoins, depuis la fin de la crise sanitaire, nous enregistrons une hausse des départs. Les entreprises doivent donc se poser des questions. »
Face à la dégradation du bien-être et de la satisfaction au travail, la première chose à faire est de reconnaître la détresse des salariés. « À l’heure actuelle, les entreprises ont encore tendance à se dédouaner, constate Lydia Martin. Y compris dans leurs discours : le burn-out serait ainsi la maladie des plus “fragiles” » ou des plus “vulnérables”. » Or, le plus souvent, les salariés ne se sentent même pas autorisés à parler de leurs difficultés. « Seuls 7 % d’entre eux osent se confier à leur encadrement ou à leur service RH. Pourtant, lorsqu’on leur donne la possibilité de s’exprimer, les salariés sont capables d’identifier des ressources individuelles ou collectives pour remédier à la situation. »
Le travail n’est plus considéré comme un moyen de construire sa vie : de plus en plus, il est perçu comme un sacrifice.
L’action immédiate passée, quid d’un plan à moyen terme pour les entreprises ? Pour Nathalie Liebert, autonomie (comprendre : pas de micro-management), perspective de progression, relations interpersonnelles et rémunération sont les chantiers que peuvent mener les comités de direction.
Par ailleurs, les dispositifs QVT – très en vogue ces dix dernières années – ne font plus recette : « Post-Covid, les entreprises doivent nécessairement revoir leur organisation du travail », confirme Antoine Foucher, ex-directeur de cabinet de la Ministre du Travail et actuel président de Quintet Conseil. Mais une telle refonte ne pourra pas être uniquement l’œuvre de la direction et des managers : elle devra associer les salariés et leurs représentants. « Les salariés veulent bien faire leur part, précise Lydia Martin, mais ils attendent aussi de leur employeur qu’il prenne acte des mutations du travail, à commencer par l’intensification des cadences. »
Au moment où nous publions cet article, la start-up Swile vient de lancer une campagne de communication qui nous exhorte à « tout plaquer pour devenir salarié » . Quelques semaines plus tôt, c’étaient des étudiants d’AgroParisTech qui annonçaient publiquement leur refus de suivre un destin tout tracé : « Quelle vie voulons-nous ? Un patron cynique [...], même pas cinq semaines pour souffler par an [...] et puis, un burn-out à quarante ans ? » Preuve, s’il en fallait, que la notion de carrière n’est plus aussi séduisante que par le passé. « Les nouvelles générations veulent que leur travail ait un sens,mais elles attendent aussi de leur employeur qu’il adopte des valeurs fortes sur des sujets comme le bien-être, le handicap ou l’égalité femmes-hommes », précise Magalie Gérard, Directrice adjointe de l’institut de sondages Harris Interactive.
Comment une entreprise peut-elle préserver son attractivité face à cette désaffection pour le salariat ? Pour Antoine Foucher, c’est la conception même de l’entreprise qui doit évoluer : « La vision friedmanienne, qui fait de l’entreprise un simple créateur de richesse, est de plus en plus dépassée. » Pour autant, nombreux sont les employeurs qui traînent des pieds et refusent de considérer sérieusement le bien-être de leurs équipes. « Certains agissent en “cocheurs de case” : ils prennent quelques mesures, sans pour autant remettre en cause les fondements de leur organisation. Or, les entreprises qui veulent rester attractives n’ont pas le choix : elles doivent s’interroger sur leur raison d’être, sur leur contribution à l’intérêt général, et faire du bien-être l’une des composantes de leur stratégie. »
Les entreprises qui veulent rester attractives n’ont pas le choix : elles doivent s’interroger sur leur raison d’être, sur leur contribution à l’intérêt général.
Toute la question est de savoir si les entreprises joueront le jeu. Car si pour l’instant, le rapport de force est favorable aux salariés, la situation pourrait bien s’inverser dans les mois à venir. L’OFCE, qui tablait à l’automne dernier sur une croissance de 4,2 % pour 2022, vient de revoir ses prévisions à 2,7 %, et la Banque mondiale s’attend au retour de la stagflation en zone euro. Dans ces circonstances, les entreprises adopteront-elles une politique volontariste, ou préféreront-elles enterrer le dossier « bien-être » ? Pour Lydia Martin, elles détiennent plus que jamais la capacité d’influencer la société tout entière. « Les entreprises ont un pouvoir gigantesque entre les mains : elles ont la possibilité de transformer le travail pour en faire non plus un facteur aggravant du mal-être, mais une ressource qui permettra à chacun d’affronter les difficultés de la vie. » Ou, pour reprendre Winston Churchill : « Là où l’on trouve un grand pouvoir, on trouve une grande responsabilité ».
* : in Baromètre du Bien-Être Mental H1 2022, Alan x Harris Interactive