En 2024, les organisations seront basées sur les compétences, ou ne seront pas. C’est en somme la conviction de nombreux leaders dans le monde entier qui voient dans ce modèle une manière d’accompagner la transformation sociétale en favorisant l’adaptabilité, l’égalité des chances et la diversité, à l’heure où l’automatisation et la réduction du chômage structurel imposent l’impulsion d’une nouvelle ère dans la gestion des talents.
Dans son dernier rapport recensant les 5 priorités pour les dirigeants RH en 2024, Gartner a érigé la gestion de carrière et la mobilité interne au sommet des enjeux pour cette nouvelle année. Et pour cause, en 2023, plus de la moitié des entreprises tricolores ont déclaré avoir des difficultés à recruter selon une enquête de la Banque de France, nécessitant dès lors d’accroître la rétention des talents en leur offrant des parcours internes stimulants. Dans le même temps, le raccourcissement du cycle de vie des compétences en entreprise ne fait que s’accélérer : selon l’OCDE, la durée de vie moyenne d’une compétence technique (ou savoir-faire) est de 2 ans aujourd’hui, contre 30 ans en 1987. L’évidence est donc là : nous n’avons d’autre choix que de tendre vers un modèle d’organisation auto-apprenante. Et pour ce faire, l’organisation basée sur les compétences semble être la réponse tout indiquée.
Une organisation basée sur les compétences met en avant les aptitudes et les talents de ses membres plutôt que leurs titres ou parcours traditionnels. Elle valorise la croissance personnelle, encourageant chacun à développer et à utiliser ses compétences pour innover et s'adapter aux besoins changeants. “C'est un environnement où l'apprentissage continu et la flexibilité sont la norme, favorisant une culture d'agilité et de collaboration”, nous explique Jérémy Lamri, CEO de Tomorrrow Theory et co-fondateur du Lab RH. L’expression de ce modèle se retrouve durant tout le cycle de vie d’un collaborateur en entreprise, à commencer par la phase de recrutement.
Une organisation basée sur les compétences c’est…
Ce n’est pas…
Recruter sur la base des compétences induit une nouvelle manière de lire le profil d’un candidat. “On s’écarte de la grille de lecture traditionnelle du recrutement (le trio école-diplôme-expérience), pour se concentrer sur une appétence, des aptitudes, des facilités, un talent”, souligne Anthony Babkine, co-fondateur de Diversidays, l’association nationale de référence en matière d’égalité des chances en France. Aux Etats-Unis, de grandes entreprises telles que Boeing, Walmart ou IBM se sont engagées à mettre en œuvre des pratiques basées sur les compétences. Par exemple, elles ont retiré les exigences de diplôme de certaines offres d'emploi. Dans l’hexagone, on retrouve des initiatives semblables à travers le recrutement sans CV, à l’image de France Travail (ex Pôle Emploi) qui a mis en place des entretiens de recrutement par simulation. Le principe ? Mettre tout de suite le candidat en situation de travail afin d’observer sa capacité à se débrouiller.
“Certaines entreprises découvrent à peine cette méthode de recrutement, pourtant elle existe depuis plus de 20 ans et permet de dénicher des talents insoupçonnés”, poursuit notre interlocuteur. Fervent défenseur de la diversité, Anthony Babkine se dit particulièrement touché par le “plafond de papier” qui écarte d’office certains candidats. “Le bon vieux diplôme est parfois utilisé comme prétexte et constitue un vrai frein à l'emploi pour certains profils compétents qui vont de surcroît s’autocensurer, ne pensant pas avoir le niveau parce qu’ils n’ont pas fait la bonne école”, ajoute-t-il. Il en veut pour preuve l’étude de l’AFEV et d’Article 1 qui démontre que 60% des jeunes ruraux issus de familles CSP- ne se sentent pas capables d’obtenir une licence.
“Diversifier les profils présents en entreprise est fondamental pour inverser la courbe de reproduction sociale quand on sait qu’il faut 6 générations pour changer de condition sociale selon l’OCDE”, affirme le fondateur de Diversidays. C’est pourquoi les organisations engagées peuvent et doivent donner l’exemple en recrutant des esprits créatifs et ingénieux, avant des diplômes. Car un nombre non négligeable d’entrepreneurs à succès nous montrent qu’une autre voie est possible. “Ce que l’on a beaucoup reproché aux mauvais élèves, on l’apprécie chez les entrepreneurs : créativité, prise d'initiative, dépassement de soi, détermination, prise de risque. Je pense à Laurent Vimont, feu Président de Century 21 France, qui disait avec humour qu'il avait un niveau bac -5 !”, illustre Anthony Babkine.
Au sein du cabinet de recrutement et de gestion des talents Morgan Philips, Samuel Tamagnaud, Deputy CEO, est lui-aussi convaincu de la pertinence d’une approche basée sur les compétences : “Notre vision repose sur une approche novatrice axée sur la valorisation des compétences transversales, les soft skills des collaborateurs, sans préjugés liés à leur origine sociale, leur parcours académique, leur genre, leur âge ou encore leur formation”. L’un des leviers est alors d’utiliser des outils comme les tests de personnalité pour évaluer la capacité d’un candidat à développer des compétences et à apprendre.
L’idée ici n’est pas de décrier l’importance de la formation scolaire et universitaire, mais simplement de diversifier les compétences présentes dans les organisations pour éviter l’effet “clones” et ainsi stimuler l’innovation et la créativité. Selon une étude menée par McKinsey, les entreprises dans le top quartile en termes de diversité sociale étaient 36% plus susceptibles d'avoir une rentabilité supérieure à la médiane de leur secteur. De même, celles avec une diversité de genre étaient 25% plus enclines à avoir des rendements financiers au-dessus de la médiane.
Parce qu’elle se fonde sur le développement des compétences de ses collaborateurs grâce à leurs soft skills davantage qu’à leurs diplômes, cette nouvelle organisation tend par nature à se rapprocher d’une structure auto-apprenante. En formant sans cesse les collaborateurs, et surtout en leur donnant les moyens de le faire par eux-mêmes, l’entreprise entend “permettre aux employés de naviguer à travers différentes fonctions ou projets selon leurs compétences et leurs aspirations”, pointe Jérémy Lamri. De plus, ce type d’organisation peut adopter une structure matricielle, où les équipes sont formées autour de projets spécifiques, rassemblant des compétences diverses pour répondre à des besoins précis. L’avantage est que cela permet une allocation efficace des ressources en fonction des besoins du moment, pour favoriser la collaboration interfonctionnelle. Une bonne manière de s’adapter aux revirements du marché.
En ce sens, la gestion des talents basée sur les compétences peut inclure “des évaluations régulières des compétences, des plans de développement individuels et des programmes de formation adaptés aux besoins spécifiques de chacun”, affirme Samuel Tamagnaud. Pour Jérémy Lamri, l’organisation basée sur les compétences rejoint ainsi l’organisation apprenante, “où l'accent est mis sur le développement continu des compétences à travers des programmes de formation et de mentorat, favorisant l'innovation et l'adaptabilité”.
Enfin, l’organisation basée sur les compétences va également modifier la manière d’évaluer la performance. “Plutôt que de se concentrer uniquement sur les résultats quantitatifs, l'organisation peut évaluer et récompenser les performances des employés en fonction de leurs compétences et de leur contribution globale à l'entreprise”, affirme le Deputy CEO de Morgan Philips Group.
Alors que l’avenir semble tendre vers une forme d'obsolescence programmée des compétences, il devient plus que jamais central d’adopter une démarche proactive dans la gestion de ces dernières. En jeu ? La capacité à apprendre, à s’adapter et à innover pour demeurer pertinent sur le marché du travail. L'IA et les technologies avancées transformeront de nombreux emplois, en automatisant certaines tâches et en en créant de nouvelles, nécessitant des compétences jusqu'alors inédites. “Dans ce contexte, une approche dynamique et flexible de la gestion des talents, centrée sur l'identification, le développement et la valorisation des compétences actuelles et futures, sera vitale pour les organisations souhaitant maintenir leur avantage concurrentiel”, abonde Jérémy Lamri. En développant leurs compétences de manière continue, les talents pourront ainsi assurer leur employabilité sur le long terme.
Une manière d’éviter le “Talent bomb”, un phénomène décrit par notre interlocuteur et qui exprime le risque d’une rupture de compétences en interne. “Ce concept fait référence à des situations où les compétences d'un employé, bien que brillantes en surface, peuvent se révéler obsolètes ou inadaptées aux besoins changeants de l'organisation, un peu comme un bonbon qui séduit par son apparence extérieure mais dont le cœur n'offre pas la substance attendue”, nous explique-t-il.
Les 4 avantages de l’organisation basée sur les compétences selon Samuel Tamagnaud
Au final, l’organisation basée sur les compétences est une véritable voie d’accès à l’entreprise libérée, en ce qu’elle “se centre sur les rôles, qui sont eux-mêmes au service des processus qui livrent la stratégie et la raison d’être de l’entreprise”, analyse Luc Bretones, fondateur de NextGen et expert en nouvelles gouvernances. Dans cette marche vers davantage d’agilité, les collaborateurs deviennent les premiers acteurs de leur employabilité, ayant développé une capacité d’apprentissage leur permettant de naviguer dans toutes les eaux, y compris les plus troubles. “Comme dans une entreprise à gouvernance partagée, c’est le grand jour tous les jours, c’est-à-dire que les compétences doivent être sans cesse remises à niveau”, ajoute-t-il. Une bonne manière de boucler la boucle en démontrant une fois encore l’importance de la posture du collaborateur, qui, par-delà ses titres et diplômes, demeure compétitif et innovant parce que mué par une profonde soif d’apprendre.